Alors qu'un accord-cadre sur la qualité de vie au travail doit être signé en octobre par le gouvernement et les organisations syndicales, Acteurs publics se penche sur les risques psychosociaux qui pèsent sur la productivité des quelque 5 millions de fonctionnaires. Le stress est pointé du doigt et la fonction publique ouvre l’œil.
Le travail, c’est la santé ! Pas si sûr. Si chacun se souvient du refrain, l’avalanche de statistiques de l’enquête « Sumer », qui abordait pour la première fois les conditions de travail et les risques associés aux différentes familles de métiers dans les trois versants de la fonction publique, donne très vite envie d’adopter un ton moins badin. Publiées par la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) voilà quelques mois, 12 familles de métiers minutieusement auscultées livrent un éventail sans précédent de ce qu’il faut à tout prix éviter. Ces risques professionnels varient sensiblement d’un versant de la fonction publique à l’autre, même s’ils dépendent d’abord des tâches à réaliser.
Dans les soins, les services à la personne ou la restauration, l’exposition aux produits chimiques, aux agents biologiques sans oublier les contraintes de rythme, les horaires atypiques, les astreintes et durées longues de travail, accentuent la pression. Partenaire des employeurs publics, la DGAFP scrute ces résultats pour faire progresser la gestion des ressources humaines. « L’objectif est de rendre l’administration plus efficace, dotée d’une GRH plus agile, plus performante et attentive aux réalités du terrain », admet Marie-Anne Lévêque, à la tête de cette direction depuis un an, devenue ainsi, en quelque sorte, DRH groupe de l’État employeur.
Une évolution aussi observée avec le plus grand intérêt par l’Association nationale des directeurs de ressources humaines (ANDRH), dont la secrétaire générale, Catherine Carradot, poursuit : « Il n’y a aucune raison de regarder différemment le public et le privé lorsqu’il s’agit de gérer les ressources humaines dans les organisations en transformation. Les trophées du capital humain que nous remettons chaque année pour récompenser les initiatives les plus audacieuses seront pour la première fois ouverts à la fonction publique dès l’an prochain. » L’ANDRH insiste encore sur l’alliance désormais indispensable avec les directions des services informatiques « pour que les DRH deviennent des acteurs de la performance, ce qui impose de prendre des initiatives en matière de dialogue social », confie-t-elle. Un vaste chantier déjà lancé dans la fonction publique d’État avec l’harmonisation des systèmes d’information de leurs ressources humaines (SIRH).
Stress, harcèlement et addictions sous surveillance
Alors qu’il est question de ne pas remplacer tous les départs à la retraite, les restructurations et réorganisations s’accompagnent de réductions d’effectifs, mais pas d’objectifs. Michel Debout, professeur de médecine légale et droit de la santé au CHU de Saint-Étienne, insiste sur le stress, le harcèlement et les addictions : « Ces questions deviennent prioritaires dans la fonction publique, où les situations de harcèlement deviennent trop fréquentes. Lorsqu’un fonctionnaire en est victime, il rencontre beaucoup de difficultés pour le faire reconnaître et l’impression de ne pas peser lourd, seul contre l’administration, renforce cette fragilité. »
Selon lui, la responsabilité des chefs de service serait déjà souvent mise en cause. En jurisprudence administrative, de premiers cas de harcèlement avérés ont d’ores et déjà fait l’objet de condamnations pénales pour les cas les plus graves. La pression excessive sur les agents peut aussi donner lieu à des retards dans l’avancement ou à des retenues sur les primes des cadres qui dépassent les bornes. Bénédicte Vidaillet, maître de conférences en sciences des organisations à l’université de Lille-I, mesure ces difficultés pour concilier habilement le bien-être et la performance. Une alchimie possible, selon elle, « à condition que les cadres soient formés à cette nouvelle dynamique et que les politiques confortent la position des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) au-delà d’un simple rôle consultatif ».
Globalement, « l’émergence de la qualité de vie au travail reste encore un concept trop flou », déplore Paul Frimat, chef du service de médecine du travail et pathologies professionnelles au CHU de Lille. « Nous devons avancer dans cette démarche de performance et regarder la santé comme un investissement dans une optique de prévention et non plus seulement de réparation, considère-t-il. Les fonctionnaires ont le plus grand mal à établir le lien de leur maladie avec le travail, car ils n’ont aucun moyen de retrouver la traçabilité de leur exposition. Nous devons donc mettre en place un meilleur suivi de la santé des agents. »
Une situation dont le sommet de l’État a pris la mesure. Le 20 mars dernier, Jean-Marc Ayrault, alors Premier ministre, a consacré l’une de ses dernières instructions à la mise en œuvre d’un plan national d’action pour mieux prévenir les risques psychosociaux dans les trois fonctions publiques. Des négociations sur la qualité de vie au travail ont par ailleurs débuté en septembre entre le gouvernement et les organisations syndicales [Cliquez ici pour lire notre article : une négociation pour favoriser "l'épanouissement" des fonctionnaires].
La santé des agents inspectée
En demandant aux employeurs publics d’être exemplaires à l’égard de leurs agents, Jean-Marc Ayrault se félicitait de l’accord-cadre signé le 22 octobre 2013 avec les représentants des organisations syndicales et les employeurs publics pour faire bouger les choses. Pour poser son diagnostic, le gouvernement mise sur les inspections internes qui, au-delà de la sécurité, doivent aussi s’intéresser à la santé. Dans la fonction publique d’État, l’inspection générale des Affaires sociales travaillerait désormais davantage avec l’inspection générale de l’Administration du ministère de l’Intérieur et surtout avec l’inspection de l’Éducation nationale et de l’enseignement supérieur, où les médecins du travail constatent encore de nombreux blocages.
À présent, l’objectif est clair : mesurer l’absentéisme pour raisons de santé, les rotations des agents, les visites sur demande au médecin de prévention et les actes de violence physique envers le personnel. Des taux qui devraient permettre de prendre la température dans les services pour anticiper les difficultés. Pour l’heure, les accidents de travail représentent 1,7 % dans la fonction publique d’État, où le tiers des accidents entraîne des lésions musculaires et ligamentaires et 6,4 % dans la territoriale, où le manque d’information sur la prévention paraît évident, en particulier dans les communes et établissements communaux de moins de 1 000 habitants. Du côté de la fonction publique hospitalière, les accidents du travail s’élèvent à 5 % et les cas les plus graves sont recensés dans les structures de moins de 500 agents.
Coût du stress évalué à 3 milliards d’euros par an
Veiller sur la santé et le bien-être des fonctionnaires devient aussi un réel défi pour les services de santé. Depuis 1995, les médecins du travail ont fondu de moitié dans la fonction publique, qui fait de plus en plus appel aux services autonomes interentreprises, déjà débordés. En 2011, les médecins inspecteurs du travail identifiaient déjà quatre régions où la médecine du travail était exercée sans le diplôme requis.
L’effort à produire dans ce domaine reste donc considérable et la campagne lancée avant l’été pour surveiller et prévenir les risques psychosociaux dans les trois fonctions publiques ne semble qu’une première étape. « Dans la fonction publique d’État, la moitié des congés maladie est lié à une dépression, une psychose ou une névrose dont le travail n’est pas forcément la cause, mais le déclencheur révélant la tension et le climat dans un service », explique Laurent Vignaloux, médecin coordonnateur national auprès des ministères économique et financier. Une usure sournoise dont il reste complexe de démontrer la pénibilité, notion pas encore au goût du jour dans la fonction publique.
Pourtant, la qualité du service public en dépend. Le cadre stratégique sur la santé et la sécurité au travail 2014-2020 posé par la Commission européenne en juin dernier ne fait pas l’impasse sur cette question, estimant même à 3 milliards d’euros par an le coût du stress professionnel en France. « La gestion du stress lié au travail et les risques psychosociaux doivent être gérés comme tous les autres risques. Pour limiter l’absentéisme et le turn-over dans les services, ce nouveau regard permettra aussi aux Français de travailler plus longtemps en bonne santé, ce qui serait bénéfique pour la productivité et l’économie française dans son ensemble », conclut Jonathan Todd, porte-parole de la commission sur l’emploi, les affaires sociales et l’inclusion à Bruxelles.