Instauré à titre expérimental par les dispositions de la loi n° 2009-972 du 3 août 2009 (qui créent l’article 76-1 dans la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984, précitée) au titre des années 2010, 2011 et 2012 [étendu aux années 2013 et 2014, par la « loi Maptam », précitée] l’entretien professionnel est pérennisé en lieu et place de la notation à compter de l’année 2015.
Le décret d’application n° 2010-716 du 29 juin 2010 ainsi qu’une circulaire du 6 août 2010 (n° NOR : IOCB1021299C) ont fixé les principes directeurs sur lesquels repose l’entretien professionnel.
1.Les personnels concernés
L’expérimentation était rendue applicable par délibération. La participation des collectivités à ce dispositif était facultative. Cette expérimentation pouvait ne concerner qu’un cadre d’emplois, qu’une filière ou qu’un seul niveau hiérarchique. Les fonctionnaires soumis à cette expérimentation n’étaient plus soumis au système de notation. Etaient exclus de l’expérimentation :
- les fonctionnaires stagiaires ;
- les agents non titulaires ;
- et les cadres d’emplois dont les statuts particuliers ne prévoient pas de système de notation (médecins, psychologues, biologistes).
Depuis l’entrée en vigueur des dispositions du décret n° 2014-1526 du 16 décembre 2014 relatif à l’appréciation de la valeur professionnelle des fonctionnaires territoriaux, aucune délibération n’est nécessaire, celles prises au titre de l’expérimentation sont caduques. Ces nouvelles dispositions sont donc obligatoirement applicables depuis le 1er janvier 2015, puisque ce décret fixe les modalités de la mise en œuvre, à titre pérenne, de l’entretien professionnel dans la fonction publique territoriale.
Nouveau champ d’application depuis le 1er janvier 2015 :
- le champ d’application porte sur « tous les cadres d’emplois de la fonction publique territoriale dotés d’un statut particulier ». Cette formulation très générale englobe lesmédecins, les biologistes ainsi que les psychologues qui n’étaient pas concernés par la notation, ni par l’expérimentation de l’entretien professionnel ;
- s’agissant des agents contractuels, des dispositions similaires à celles relatives à l’entretien professionnel des fonctionnaires devraient être prochainement introduites dans le décret n° 88-145 du 15 février 1988, relatif aux agents non titulaires de la fonction publique territoriale. A titre de comparaison, cette transposition est déjà intervenue pour les agents contractuels de l’État (voir l’article 3 du décret n° 2014-364 du 21 mars 2014).
2 Le calendrier
La campagne d’évaluation doit débuter de façon à rester compatible avec les dates prévisibles des commissions administratives paritaires (CAP) au cours desquelles les éventuelles révisions de notations des personnels non évalués seront examinées
3 La conduite de l’entretien professionnel
La circulaire du 6 août 2010 précisait que l’entretien professionnel devait être conduit annuellement par le supérieur hiérarchique direct. La notion de « supérieur hiérarchique direct » est fonctionnelle et indépendante de l’appartenance à un cadre d’emplois ou à un grade. Il est celui qui organise et contrôle le travail de l’agent.
Les dispositions de l’article 6 du décret du 16 décembre 2014 prévoient que fonctionnaire est convoqué par son supérieur hiérarchique direct au moins huit jours avant la date. La convocation est accompagnée de sa fiche de poste et d’un exemplaire de la fiche d’entretien.
4 Le contenu de l’entretien
Les dispositions du décret n° 2010-716 du 29 juin 2010 prévoyaient que l’entretien professionnel devait porter sur :
- les résultats professionnels obtenus par le fonctionnaire eu égard aux objectifs qui lui ont été assignés et aux conditions d'organisation et de fonctionnement du service dont il relève ;
la détermination des objectifs assignés au fonctionnaire pour l'année à venir et les perspectives d'amélioration de ses résultats professionnels, compte tenu, le cas échéant, des évolutions prévisibles en matière d'organisation et de fonctionnement du service ;
- la manière de servir du fonctionnaire ;
- les acquis de son expérience professionnelle ;
- le cas échéant, ses capacités d'encadrement ;
- les besoins de formation du fonctionnaire eu égard, notamment, aux missions qui lui sont imparties, aux compétences qu'il doit acquérir et aux formations dont il a bénéficié ;
- les perspectives d'évolution professionnelle du fonctionnaire en termes de carrière et de mobilité.
Dorénavant, en application des dispositions de l’article 3 du décret n° 2014-1526 du 16 décembre 2014, l’entretien porte principalement sur les points suivants :
- les résultats professionnels, eu égard aux objectifs qui ont été assignés et aux conditions d'organisation et de fonctionnement du service ;
- les objectifs assignés pour l'année à venir et les perspectives d'amélioration des résultats professionnels, compte tenu, le cas échéant, des évolutions prévisibles en matière d'organisation et de fonctionnement du service ;
- la manière de servir ;
- les acquis de l’expérience professionnelle ;
- le cas échéant, les capacités d'encadrement ;
- les besoins de formation du fonctionnaire eu égard, notamment, à ses missions, aux compétences qu'il doit acquérir et à son projet professionnel ainsi que l’accomplissement des formations obligatoires ;
- les perspectives d'évolution professionnelle en termes de carrière et de mobilité.
Au cours de cet entretien, l’agent est invité à formuler ses observations et propositions sur l’évolution du poste et le fonctionnement du service.
Les critères à partir desquels la valeur professionnelle du fonctionnaire était appréciée, au terme de cet entretien, étaient fonction de la nature des tâches qui lui sont confiées et du niveau de responsabilité assumé. Ces critères, fixés après avis du comité technique paritaire, portaient notamment sur :
- l'efficacité dans l'emploi et la réalisation des objectifs ;
- les compétences professionnelles et techniques ;
- les qualités relationnelles ;
- la capacité d'encadrement ou, le cas échéant, à exercer des fonctions d'un niveau supérieur.
En application des dispositions de l’article 4 du décret n° 2014-1526 du 16 décembre 2014, la valeur professionnelle de l’agent est appréciée sur la base de critères (fixés après avis du comité technique) qui sont en fonction de la nature des tâches et du niveau de responsabilité :
- les résultats professionnels obtenus par l’agent et la réalisation des objectifs ;
- les compétences professionnelles et techniques ;
- les qualités relationnelles ;
- la capacité d'encadrement ou d’expertise ou, le cas échéant, à exercer des fonctions d'un niveau supérieur.
5 Les suites des entretiens
Le compte rendu rédigé par le supérieur hiérarchique doit être soumis à l’autorité territoriale qui peut le compléter de ses observations. Dans un délai de 10 jours suivant la date de l’entretien professionnel, le compte rendu de cet entretien est notifié au fonctionnaire évalué qui a, lui-même dix jours pour le retourner signé à son supérieur hiérarchique. La signature de l’agent atteste uniquement qu’il en a pris connaissance et ne présume pas de son accord. Elle ne fait pas non plus obstacle à ce que l’agent formule une demande de révision ou exerce les voies de recours habituelles. Le compte rendu est inséré dans le dossier individuel du fonctionnaire. Si la collectivité est affiliée à un centre de gestion, elle doit lui en communiquer une copie dans les délais compatibles avec l’organisation des CAP.
Désormais : en application des dispositions des articles 2, 5 et 6 du décret n° 2014-1526 du 16 décembre 2014 : l’entretien fait l’objet d’un compte-rendu, établi et signé par le supérieur hiérarchique direct ; il comporte une appréciation générale littérale sur la valeur professionnelle du fonctionnaire.
Il est notifié dans un délai maximum de quinze jours au fonctionnaire, qui peut le compléter par ses observations sur la conduite de l’entretien ou sur les sujets abordés. Il doit le signer pour attester qu’il en a pris connaissance et le renvoyer à son supérieur hiérarchique direct. Le compte-rendu est ensuite visé par l’autorité territoriale avant d’être versé au dossier individuel et communiqué à l’agent
En cas d’affiliation à un centre de gestion, une copie en est transmise à ce dernier, dans un délai compatible avec l’organisation de la CAP.
A noter qu’en application des dispositions de l’article 76 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984, précitée, les CAP ont connaissance des comptes rendus d’entretien professionnel.
6 La procédure de révision
Sous l’empire des dispositions du n° 2010-716 du 29 juin 2010, dans un délai de 15 jours francs suivant la notification, le fonctionnaire évalué pouvait présenter sa demande de révision du compte rendu auprès de l’autorité territoriale (pour un compte rendu notifié le 10 janvier, la demande de révision devait ainsi être déposée au plus tard le 26 janvier à minuit). L’autorité territoriale disposait de 15 jours à compter de la date du dépôt de la demande de révision pour répondre au fonctionnaire. L’absence de réponse dans ce délai devait être considérée comme un rejet de la demande de révision. Le fonctionnaire pouvait alors décider de poursuivre la procédure en saisissant la CAP pour obtenir la modification du compte rendu. Il devait le faire dans les 15 jours suivant la réponse (explicite ou implicite) de l’autorité territoriale à sa demande. Même si la CAP estimait que la demande était justifiée, elle n’avait pas le pouvoir de réviser l’évaluation : elle ne pouvait que proposer à l’autorité territoriale de modifier le compte rendu de l’entretien professionnel. Au terme de la procédure devant la CAP, il revenait à l’autorité territoriale de communiquer au fonctionnaire évalué le compte rendu définitif de l’entretien individuel.
Remarques : cette procédure est susceptible de s’appliquer aux évaluations réalisées en 2014, sous l’empire des dispositions du décret n° 2010-716 du 29 juin 2010.
A compter des évaluations réalisées en 2015 et, en application des dispositions de l’article 7 du décret n° 2014-1526 du 16 décembre 2014, le fonctionnaire peut demander à l’autorité territoriale la révision du compte rendu de l’entretien. La demande doit être formulée dans un délai de 15 jours francs suivant la notification du compte rendu au fonctionnaire ; puisqu’il s’agit d’un « délai franc », il ne comprend pas le jour de la notification. L’autorité territoriale doit notifier sa réponse dans un délai de 15 jours à compter de la date de réception de la demande. Dans un délai d’un mois suivant la notification de la réponse de l’autorité territoriale, le fonctionnaire peut dans un second temps, s’il n’a pas obtenu satisfaction, demander à la CAP compétente de proposer elle-même à l’autorité territoriale la révision du compte-rendu de l’entretien. « Tous éléments utiles d’information » doivent alors être transmis à la CAP.
L’autorité territoriale examine alors cette nouvelle demande et communique au fonctionnaire, qui en accuse réception, le compte rendu définitif de l’entretien professionnel.
7 La prise en compte des entretiens professionnels pour l’établissement du tableau d’avancement
Cet entretien est pris en compte pour établir les tableaux d’avancement. En effet, l’article 8 du décret n° 2010-716 du 29 juin 2010 établit un lien entre l’examen de la valeur professionnelle des fonctionnaires effectué à l’occasion de l’élaboration des tableaux d’avancement et le dispositif expérimental d’évaluation annuelle compte tenu notamment :
- des comptes rendus d'entretiens professionnels ;
- des propositions motivées formulées par le chef de service ;
- et, pour la période antérieure à la mise en place de l'entretien professionnel, des notations.
Les candidats dont le mérite est jugé égal sont départagés par l'ancienneté dans le grade.
Désormais l’article 8 du décret n° 2014-1526 du 16 décembre 2014 précise les conditions dans lesquelles il est tenu compte de la valeur professionnelle pour la promotion interne et non plus seulement pour l'avancement des agents.
Ainsi, cet article dispose :
« Pour l'établissement du tableau d'avancement prévu à l'article 80 [avancement de grade] de la loi du 26 janvier 1984 susvisée et de la liste d'aptitude prévue à l'article 39 [promotion interne] de cette même loi, il est procédé à une appréciation de la valeur professionnelle du fonctionnaire, compte tenu notamment :
1° Des comptes rendus d'entretiens professionnels ;
2° Des propositions motivées formulées par le chef de service ;
3° Et, pour la période antérieure à la mise en place de l'entretien professionnel, des notations.
Les fonctionnaires sont inscrits au tableau d'avancement par ordre de mérite ou sur la liste d'aptitude. Les candidats dont le mérite est jugé égal sont départagés par l'ancienneté dans le grade ».
UGICT: Poste, posture, imposture : l'évaluation dans tous ses états
Le sujet de l’évaluation est très complexe. Pour les salariés, l’évaluation renvoie au besoin de reconnaissance du travail et des qualifications professionnelles. Pour les employeurs, l’évaluation consiste à déterminer des objectifs, contrôler les activités des salariés, et à verser une partie de la rémunération sous forme de prime sur résultat. Ils ont systématisé les outils d’évaluation, ont ajouté de nouveaux critères dans une logique normative pour mieux surveiller les attitudes des cadres avec des effets très négatifs.
Le contentieux qui est né à propos de la procédure d’évaluation mise en place dans l’entreprise Airbus Opérations est l’illustration de la différence fondamentale de points de vue entre les salariés et la direction. Le 21 septembre 2011, la Cour d’appel de Toulouse a ordonné à l’employeur Airbus Opérations de suspendre le processus d’évaluation professionnelle mis en œuvre dans l’entreprise auprès de tous les cadres en raison du caractère illicite de ses critères et de sa finalité disciplinaire. La lecture de cet arrêt nous ouvre des pistes pour revendiquer une évaluation conforme au cadre légal et aux attentes des salariés tout en étant conscients des détournements patronaux.
Les nouveaux critères de la performance devant le juge
Pour évaluer les cadres, la société Airbus a d’abord imposé aux responsables de fixer des objectifs de travail selon la méthode Smart1, puis elle a introduit, à l’occasion de la mise en place du système d’information « Personnel & Développement» de nouveaux critères d’évaluation de la performance. Outre l’ observation du résultat de l’activité professionnelle, l’évaluation devait passer par la vérification de la conformité des attitudes des cadres aux valeurs de l’entreprise.
Le syndicat CGT d’ Airbus a immédiatement dénoncé le caractère subjectif des critères comportementaux à connotation morale et idéologique, et leur impact sur la santé, la rémunération et la carrière des salariés.2
La direction est passée outre. Le syndicat CGT Airbus Opérations et l’Ugict-Cgt ont donc porté la question de la licéité des critères devant les tribunaux. Il ne s’agissait pas de demander la condamnation a priori du principe de l’évaluation, ni des critères comportementaux en général. La question était plutôt de savoir si les critères issus des valeurs Airbusway étaient licites, c’est-à-dire, susceptibles de faire partie d’un dispositif d’évaluation.
La réponse de la Cour d’appel de Toulouse a été très claire. La finalité disciplinaire du système et le manque de pertinence de ses critères conduisent à suspendre le processus d’évaluation professionnelle dans Airbus. Nous proposons de suivre pas à pas le raisonnement qui a conduit à cette décision importante.
Les six valeurs d’Airbusway
Pour contrôler les processus de travail des cadres, souvent invisibles, l’employeur a introduit des valeurs servant d’indicateurs de la réussite des objectifs opérationnels, leur conférant au passage, l’apparence de l’éthique, et surtout un caractère normatif. Pour l’employeur, six valeurs et comportements « Airbusway », dictées par le comité directeur de la société, jouaient un rôle prépondérant dans l’ atteinte des objectifs opérationnels.
« L’évaluateur ne doit pas se contenter de vérifier que l’objectif a été atteint, il doit s'assurer que les moyens mis en œuvre pour l’atteindre sont conformes aux valeurs de la société déclinée dans le document intitulé : the Airbusway ».
Parmi ces critères, figurent des comportements abstraits, issus de la morale, que l’on appelle communément des vertus : « agir avec courage », « faire face à la réalité et être transparent ». Il y a également des comportements professionnels, les uns orientés vers la dimension personnelle, « favoriser le travail d’équipe» les autres orientés vers l’action « promouvoir l’innovation et livrer des produits fiables». Enfin on trouve des démarches relevant du projet stratégique de l’équipe dirigeante, comme « générer de la valeur pour le client », « favoriser l’intégration au niveau mondial ».
Les juges remarquent que le degré d’engagement dans les valeurs de l’entreprise a un impact direct et réel sur le montant de la prime. Le salarié ne peut pas totalement obtenir sa prime de résultat sans adhérer aux valeurs. La vérification de son adhésion devient un objectif en soi et permet de hiérarchiser les salariés en catégories. Les valeurs deviennent ainsi plus structurantes que les aptitudes professionnelles.
« Attendu que l’ évaluation du comportement constitue une part importante de l’ évaluation globale comme en atteste le document « management guidelines » qui contient une matrice résultats/comportement classant notamment comme : « low performer » (salarié peu performant) le cadre qui obtient d’ excellents résultats au regard de ses objectifs mais dont l’évaluation des comportements est mauvaise et nécessite des améliorations, « meeting expectations » (salarié qui répond aux attentes) le cadre dont les résultats sont partielle- ment atteints mais qui adhère fortement aux valeurs de la société ».
La finalité fait l’évaluation
Les juges replacent la question de la licéité des critères d‘appréciation des salariés dans le cadre prévu par la loi. S’il est du pouvoir de l’employeur d’évaluer les salariés, le code du travail en fixe les limites dans deux articles : L.1222-2 « Les informations demandées, sous quelque forme que ce soit, à un salarié ne peuvent avoir comme finalité que d’apprécier ses aptitudes professionnelles. Ces informations doivent présenter un lien direct et nécessaire avec l’ évaluation de ses aptitudes ».
L.1222-3 « Les méthodes et les techniques d’ évaluation doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie ». L’articulation de ces articles per- met de préciser la nature du lien direct et nécessaire entre trois choses, la finalité de l’évaluation, ses critères, et l’activité professionnelle.
Primo, l’évaluation se définit à partir de sa finalité. Elle n’a pas d’autre but que d’apprécier les aptitudes professionnelles des salariés. Secundo, les critères et les méthodes utilisés doivent être pertinents par rapport à cette finalité. Par conséquent, l’évaluation ne peut se faire que sur la base d’informations collectées ayant un rapport direct et nécessaire avec l’activité professionnelle.
Autrement dit, les méthodes et les techniques d’évaluation doivent nécessairement se référer aux activités professionnelles concrètes des salariés. Par conséquent, il est exclu de recueillir et d’analyser des données issues du champ personnel du salarié (croyances, opinions politiques, religieuses, philosophiques, etc..). Un dispositif d’évaluation qui s’éloignerait de ce but sera déclaré illicite. La Cour tirera, de ces principes, toutes ses conclusions.
Les juges observent, tout d’abord, que les critères comportementaux ne sont pas, a priori, illicites mais peuvent être pertinents, s’ils s’inscrivent clairement dans le système de représentation des qualités propres à la profession. «Attendu que si pour apprécier les aptitudes professionnelles d’ un cadre dont l’activité n’est pas toujours quantifiable (animation de projet, direction d’équipes, etc...) des critères reposant sur le comportement ne sont pas a priori illi- cites, encore faut-il qu’ ils soient exclusivement professionnels et suffisamment précis pour per- mettre au salarié de l’intégrer dans une activité concrète et à l’ évaluateur de l’apprécier avec la plus grande objectivité possible ».
Le principe qui permet de combattre une appréciation arbitraire des salariés est posé. Les comportements sont des critères d’évaluation, à condition d’être reliés à la spécificité de la profession. Il ne faut pas apprécier l’attitude mais l’aptitude professionnelle. Pour être licites, les critères comportementaux doivent figurer parmi les dimensions évidentes du savoir-faire de la profession.
Comment analyser le savoir-être ?
Les juges nous invitent à penser la question des critères comportementaux en fonction du contenu concret de l’activité professionnelle exercée. Deux métiers sont ici proposés à titre d’illustration. La qualification professionnelle pour un « animateur de projet » renvoie à des savoir-faire essentiels parmi lesquels on trouve la capacité à « favoriser le travail d’équipe» ou à «développer ses talents et ceux des autres ». Pour un « directeur d’ une équipe de recherche », il pourra s’agir de « promouvoir l’innovation ».
L’Ugict-CGT partage cette analyse. Quand les dimensions « comportementales » servent de référence au quotidien et font partie de l’exercice de certains métiers, ces « savoir-être » ne sont pas des valeurs abstraites ni des croyances idéologiques, mais des qualifications professionnelles. A ce titre, elles sont enseignées dans les formations spécifiques à ces métiers. Ainsi, certaines «valeurs», comme l’éthique professionnelle renvoient, dans la santé, à des savoir-faire, des gestes et à des règles précises qui s’apprennent : secret professionnel, droit des patients, respect des familles, etc...
Du principe à son application
L’évaluation des comportements ne peut se faire sans critère précis et exclusivement professionnel. Les juges vont donc maintenant vérifier si les valeurs Airbusway renvoient bien à des activités professionnelles identifiables tant par les salariés que par les évaluateurs. Ils vont devoir analyser les notes de services de la direction décrivant le sens et la portée des comportements attendus.
« Agir avec courage, recouvre : bâtir, comprendre, partager la vision à long terme de manière sensée et vérifier la cohérence des actions par rapport à la vision, prendre des décisions justes et cou- rageuses dans l’ intérêt d’ Airbus et assumer les pleines responsabilités de leurs conséquences. Déployer/appliquer la politique et les objectifs Smart. Promouvoir l’innovation et livrer de manière fiable recouvre : prendre des engagements réalistes et assurer les livraisons aux clients internes et externes dans le respect des délais, des coûts et de la qualité, promouvoir en permanence le changement, l’ innovation, l’ écoefficience et l’ amélioration, être orienté process et combattre en faveur de l’efficience Lean, de la normalisation et de l’excellence ».
D’emblée, les juges remarquent que la définition des comportements s’applique indifféremment à l’ensemble des cadres, sans distinction de poste ni de responsabilités, alors même que, dans la réalité, les situations de travail sont très variées.
«Attendu que cette déclinaison des différentes valeurs et comportements sous forme de propositions explicatives ne suffit pas à leur donner un contenu concret facile- ment transposable dans l’activité des cadres qui peut être très variable selon que le cadre est par exemple débutant membre d’une équipe ou expérimenté dirigeant une équipe, disposant d’une certaine autonomie ou fortement intégré dans une chaine hiérarchique, en relation avec la clientèle, affecté à un travail de recherche ou d’exécution, etc. ».
Les explications sont générales et les situations professionnelles non identifiables. Certains critères comportementaux ne sont pas expérimentables. Que peut-on voir, observer, évaluer de la décision juste et courageuse ?
De plus, que signifie l’absence de considération des facteurs de différenciation, comme l’ancienneté, les responsabilités, la position hiérarchique, l’autonomie dans le processus de travail ? Pour une évaluation dont le but est de mesurer les aptitudes professionnelles des salariés, cela parait suspect !
L’analyse juridique rejoint l’avis de l’Ugict-CGT. Si les critères d’appréciation d’ Airbus ne permettent pas d’évaluer les aptitudes professionnelles, à quoi servent- ils ? N’est-ce pas en demandant « toujours plus » aux salariés qui ont, par ailleurs d’ excellents résultats, que les employeurs par- viennent à trouver des lacunes ou à imposer des exigences nouvelles ?
Comme par exemple, former les collègues ou suivre les horaires collectifs quand on est cadre autonome! Un jugement de 2008 avait déjà souligné ce risque. «La multiplication de critères comportementaux détachés de toute effectivité du travail accompli implique la multiplication des performances à atteindre qui ne sont pas dénuées d’équivoques et peu- vent placer les salariés dans une insécurité préjudiciable. Insécurité renforcée par l’ absence de lisibilité pour l’avenir de l’introduction de nouveaux critères d’appréciation des salariés ce qui est préjudiciable à leur santé mentale ».3
Pour l’Ugict-CGT, toute évaluation déconnectée de l’expérience du travail est non seulement illégale mais aussi sans valeur, voire néfaste ! Les évaluations du travail doivent toujours s’inscrire dans les règles du métier et de la spécificité de la situation des salariés. « La connaissance spécifique du réel n’ est accessible que par l’expérience du travail. Sans cela, l’expertise et l’évaluation ne sont plus fondées scientifiquement et sans valeur »4.
Le supposé partage de la vision à long terme
Pour confirmer le caractère illicite des critères comportementaux d’ Airbusway, les juges vont parfaire leur démonstration. En effet, un objectif n’est atteignable que si le salarié dispose des moyens pour le réaliser. Les juges observent donc les mises en condition des critères comportementaux. Ils sont ici parfaitement dans leur rôle.
« Bâtir, comprendre, partager la vision à long terme de manière sensée et vérifier la cohérence des actions par rapport à la vision suppose que le cadre soit en mesure de connaitre la vision à long terme grâce à des informations complètes et facilement accessibles. Qu’en outre lui demander de partager une vision à long terme peut sembler particulièrement exigeant surtout s’il n’est pas en mesure de comprendre tous les enjeux qui peuvent découler de la vision à long terme des dirigeants de l’entreprise ».
Les juges remarquent que pour partager la vision à long terme de l’entreprise, il faut pouvoir accéder à des informations consistantes. Ces données sont stratégiques et, en réalité, réservées au cercle restreint des dirigeants de l’entreprise. Ils détectent le manque de réalisme des conditions de réalisation des comportements et relèvent, avec un certain humour, que la direction n’applique pas elle-même les critères de la méthode Smart qu’elle entend imposer.
La finalité détournée
Pour finir, la Cour va vérifier si l’évaluation est conforme à sa finalité. Pourquoi, faut-il invoquer à Airbus des attitudes morales pour mesurer les aptitudes professionnelles? La véritable intention pour- suivie par l’employeur est-elle conforme au but recherché? Pour les juges, l’intention de faire de l’évaluation un instrument de pouvoir disciplinaire apparait clairement.
«Agir avec courage, c’est prendre des décisions justes et courageuses dans l’intérêt d’Airbus et assumer les pleines responsabilités de leurs conséquences ». En droit, la notion de responsabilité rejoint celle d’obligation. La responsabilité individuelle du cadre est engagée, alors que les décisions prises au nom de l’intérêt de la société sont du ressort de la direction. L’évaluation se transforme alors en prescription. La Cour relève, très justement, que cette approche place le salarié sur le terrain disciplinaire. L’adhésion aux valeurs est « un devoir de loyauté » qui expose le cadre à la faute et à une sanction qui peut aller jusqu’au licenciement.
Elle note que ce point est établi, par la direction elle-même, dans un document destiné aux managers. Si les « low performer » refusent de s’améliorer malgré la mise en place des plans d’amélioration qui lui sont imposés, (coaching, relation renforcée avec le manager), la rupture du contrat de travail sera envisagée.
« Dans les cas extrêmes, par exemple le refus d’un(e) employé(e) de s’améliorer ou de graves problèmes comportementaux, il peut s’ avérer nécessaire pour l’employé(e) de quitter Airbus » Récapitulons : les critères d’appréciation n’ont pas de lien direct et nécessaire avec une activité professionnelle spécifique. Ils ne sont ni réalistes ni pertinents. Enfin, le but de l’évaluation est lui-même dévoyé !
Les juges en concluent que les critères comportementaux qu’ils ont étudiés de près ne respectent aucune des conditions fixées par la loi pour évaluer les salariés :
- connotation morale entrainant la confusion des sphères professionnelles et personnelles ;
- identification difficile avec une activité professionnelle précise rendant l’ appréciation trop subjective pour les évaluateurs et les évalués ;
- manque de moyens, mesures trop exigeantes et irréalistes ;
- détournement de l’évaluation de sa finalité, glissement vers le terrain disciplinaire.
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- Dès lors, il convient, sans qu’il soit nécessaire d’entrer dans le détail de chaque comportement issu des valeurs de l’entreprise de dire : « Que ces comportements ne peuvent constituer des critères pertinents de l’évaluation au sens de l’article L.1222-3 du Code du travail et qu’en conséquence la procédure d’ évaluation doit être suspendue ». Les patrons croyaient avoir gagné la bataille idéologique. Les juges les ramènent à la raison. Ils confortent nos positions critiques vis-à- vis des débordements patronaux comme nos propositions alternatives.
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Le courage de dire non
Les visions à long terme des patrons du CAC 40 ne sont pas forcément justes. Derrière le système Airbusway, il y a une croyance, une exigence suprême ! La réussite financière représente la mesure de toute grandeur. Le salut passe par l’engagement de chaque salarié dans le combat en faveur du Lean Management. C’est le nerf de la « guerre économique », la clé essentielle de la compétitivité.
Le lean management doit s’imposer dans la sphère de l’intime. Le courage de « combattre en faveur de l’efficience Lean» ne se discute pas, il mérite respect ! S’y dérober est suspect...
Or, le Lean Management a pour but d’intensifier la productivité et de baisser les coûts. Il passe par la restructuration des services, le transfert d’activité à la sous-traitance, la diminution des effectifs, et la hausse des charges de travail. Prendre des décisions justes, serait-ce avoir le courage de virer son équipe, et de continuer à vivre comme si de rien n’ était, avec l’illusion d’avoir agi selon l’éthique professionnelle ? Les cadres sont pris à la gorge dans la logique de la performance financière : sous-traiter, délocaliser ou être viré ! Ils perdent leurs repères, le sens de leur travail, et la confiance dans leur entreprise.
Exiger des cadres qu’ils partagent ces décisions et en assument les conséquences revient à les museler. Nous recommandons à ce propos, d’ aller voir le film de Jean-Marc Moutout,5 « De bon matin » qui condense toute l’horreur humaine et le désastre économique de ce type de manage- ment. Le régime de l’entreprise se rapproche de la tyrannie 6. Quand l’entreprise en arrive là, à évaluer moins le travail que la part la plus subjective de l’activité professionnelle, quand on juge la compétence des cadres au regard de leur docilité, quand l’entreprise atteint ce sommet de l’autoritarisme, le système défaille : turnover, explosion des conflits, baisse de la qualité, disparition des droits fondamentaux (santé, expression, libertés).
Derrière les dédoublements du langage il y a une véritable imposture. Chaque année les salaires des patrons du CAC 40 progressent. La mise en place du Monopoly mondial, associée à des rémunérations extraordinaires se décline à l’échelle de l’entreprise par le jeu de la compétitivité interindividuelle. Les salariés sont pris au jeu de la compétition et des conflits, où chacun est auto-entrepreneur de sa réussite, où les plus « per- formants » captent à eux seuls plus de 85 % des bénéfices. Les employeurs leur décernent le prix de la vertu qui n’est que l’apprentissage à l’obéissance aux équipes dirigeantes. Derrière la vertu, il y a la réalité. Dans ce chantage infernal, le travail et les salariés sont toujours perdants.
« Le courage c’est quand je vois l’ennemi et que je cours vers lui pour combattre»7. Mais où est l’ennemi? Tout dépend du côté où l’on se place! Celui des salaires, de l’emploi, de la protection sociale ou bien de la spéculation financière à l’origine de la dépression mondiale de l’économie ? L’Ugict-CGT dénonce l’illusion de courage du soldat de la guerre économique qui ne vise la performance que par la destruction des acquis sociaux. Il est nécessaire de faire d’autres choix en formulant des objectifs en faveur de l’emploi, des salaires et des qualifications. Il est nécessaire de prendre en considération le savoir-faire professionnel des salariés, leur expérience du travail au lieu de les gâcher. L’évaluation concentre un grand nombre de ces enjeux.
D’ une manière générale, la mesure de l’évaluation du travail pose des problèmes considérables. Quel est le but de l’évaluation ? Sur quels critères repose t’elle ? Quelles sont les informations pertinentes qui vont servir pour l’évaluation ? Nous avons des appuis juridiques solides pour défendre nos positions. L’Ugict-CGT a aussi des revendications et des propositions pour une évaluation qui porte sur la reconnaissance du travail et des qualifications professionnelles8. Sachons en tirer profit !
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A télécharger : le texte complet de l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Toulouse
1 La méthode Smart précise les conditions à remplir pour définir des objectifs pertinents. Selon les entreprises, les spécifications peuvent varier : simple ( Airbus propose spécifique), mesurable,
actionnable (Airbus propose accepté), réaliste (Airbus ajoute ambitieux), temporel (limité dans le temps par un délai).
2 Comme de nombreux cadres, les salariés de l’ encadrement d’ Airbus perçoivent, en effet chaque année, une prime individualisée variable selon
l’ atteinte de leurs objectifs. Le budget de cette prime correspond à 12 % de la masse salariale.
3 TGI de Nanterre,5 sept.2008, n° 08/05737
4 Christophe Dejours. « L’évaluation à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation», INRA Editions, octobre 2003.
5«De bon matin, retrace la descente aux enfers d’un homme qui croyait trop à une gestion d’entreprise à laquelle il adhérait sans réserve et qui désormais le broie».Santé & travail n° 76, octobre 2011
6 Dans son éditorial de la Revue Cités consacré à l’évaluation, n° 37, mars 2009, Yves Charles Zarka écrit que « l’inversion idéologique consiste à faire passer pour une mesure objective ce qui est un pur et simple exercice du pouvoir». Il dénonce l’imposture du pouvoir, qu’il soit politique ou administratif à vouloir exercer son empire sur les savoirs ou les savoir-faire et cite Blaise Pascal: «La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre». Citons également le commentaire qu’ en fait Pierre Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes (1997) « Il y a tyrannie, par exemple, lorsque le pouvoir politique ou le pouvoir économique intervient dans le champ scientifique ou dans le champ littéraire pour y imposer leur hiérarchie et pour y réprimer l’affirmation des principes de hiérarchisation spécifiques ».
7 Platon, Lachès, cité par Alain Badiou, «De quoi Sarkozy est-il le nom?» Nouvelles éditions lignes, octobre 2009.
8 Voir «Evaluation, une copie à revoir» et « L’évaluation face aux juges » deux articles parus dans Cadres et droit n° 680 du 21 mars 2011.